L’histoire du Kobudō d’Okinawa

Okinawa

Le Kobudo, tout comme le Karaté, reste indissociable de l’histoire d’Okinawa et de ses habitants. Okinawa (« corde posée sur l’océan« ) est la plus importante des îles de l’archipel des Ryūkyū, qui relient la pointe sud du Kyūshū (Japon) et l’île de Taïwan sur environ 1200km. Seule la moitié de la centaine d’îles des Ryūkyū est peuplée ; Okinawa étant la plus importante. A la croisée de multiples routes maritimes (Chine, Japon, Malaisie, Phillipines…), cette île étroite (100km pour 4 à 30 km de large) fut, de tout temps, un lieu de rencontres et d’influences à partir desquelles l’ingéniosité des insulaires et des contraintes sociohistoriques ont fait émerger des arts martiaux tout à fait originaux et interressants.

Les conditions naturelles (climat tropical, tempêtes et cyclones) et les invasions des puissants voisins ont forgé peu à peu une mentalité particulière faite de tenacité, de courage et d’inventivité ainsi qu’un fort sentiment d’appartenance. Après plus de 400 ans de présence Japonaise, Okinawa revendique toujours une culture, une langue et une tradition différente.

L’origine de l’occupation humaine d’Okinawa est mal connue. Dans les textes chinois, il est fait mention du « pays des immortels« , une île située à l’Est, en mer de Chine, et qui pourrait être Okinawa. Les premiers contacts, au travers d’une expédition maritime chinoise, remonteraient à la dynastie Sui (581-618). Par ailleurs, nous savons que les principlaes îles de Sud-Est asiatique étaient déjà peuplées aux premiers siècles de notre ère ; probablement par des petits groupes ayant tentés l’aventure maritime, poussés par les alizés , comme l’illustre Thor Heyerdahl lors de son « Kon-Tiki ».

Quoiqu’il en soit, vers 750, Okinawa est utilisé règuliérement comme relai pour des bateaux marchands, notament de la Chine vers le Japon. Vers 900, l’île est toujours morcelée en clans rivaux, qui se livrent à une guerre quasi permanente.

Au Japon, le XIIème siècle sera le cadre de la guerre de Gempei (1180-1185) durant laquelle les clans de Gen (ou Genji, la famille Minamoto) et de Hei (ou Heike, la famille Taira) s’affronteront et qui se termina par la défaite des Taiku à la bataille navale de Dan-no-ura.

La conquête japonaise

Il faut noter que, selon la tradition, de nombreuses familles auraient alors émigré du Japon notament vers Okinawa. On raconte par exemple que Minamoto-no-Tametomo, guerrier d’une force herculéenne qui aurait coulé le navire amiral de la flotte Jaira d’une seule flèche, ne se serait pas suicidé mais échapé sur l’île d’Oni-ga-shima, dans les Ryūkyū, et aurait finalement fondé la première dynastie des rois d’Okinawa ; la dynastie Shuten (1186 – 1253). Légende ou réalité, ce qui est indéniable, c’est la création, sous cette dynastie, d’une classe sociale guerrière à Okinawa qui serait contemporaine de celle des samouraïs japonais créée sous le premier shogunat, celui de Minamoto-no-Yoritomo.

Jusqu’en 1300, Okinawa reste encore renfermée sur elle-même. C’est « l’âge des 3 Montagnes » (Sanzan jidai), où les trois provinces autonomes de Nanzan (sud), Chizan (centre) et Hokuzan (nord) se partagent l’île. Celle- çi a un statut particulier, elle paie un tribut à la fois à la Chine et au Japon. Si l’on se référe aux histoires des petits pays voisins de grands empires (Egypte, Rome…) cette situation est très courante: les états limitrophes sont vassaux et jouent aussi un rôle de « marches » protégeant de toutes agressions. D’ailleurs, la Chine vient de s’effondrer face aux hordes de mongoles de Kubilai Kan (1214 – 1294). Le Japon, après 2 attaques mongoles (1274 puis 1281), sauvé de justesse par le « vent divin » (kamikaze, un typhon providentiel qui coula la plus grosse partie de l’armée mongole), va se fermer aux influences étrangères jusque vers le milieu du XIXème siècle. C’est peut être ce qui incita Okinawa à sortir de son isolement, après 1300, et à renouer des relations commerciales avec la Chine, la Corée, le Japon, Java et Sumatra. En 1372, le roi de Chuzan Satto (1349 – 1395) fait allégeance aux Ming et accepte de recevoir tous les deux ans une délégation chinoise. Comme ces relations de vassalité impliquent une certaine réciprocité, on note à la même époque l’établissement d’une base ou d’un comptoir okinawaïen dans la province de Fujian, dans le sud de la Chine. En 1389, les relations s’étendent à la Corée.

Les deux autres rois d’Okinawa (Nanzan et Hokuzan) sont également reconnus par la Chine. Ces échanges se pérénnisent en 1393, date à laquelle les « 36 Familles » (d’origine chinoise) s’installent à Kumemura, près de Naha (village royale du Sud). De nombreux okinawaiens lettrés vont étudiés en Chine ; ils sont nommés « uchinanken ryugakusei« , étudiants étrangers. C’est à peu près à cette époque que l’on commence à parler du « Te« , technique indigéne de combat à main nue, qui va évoluer sous l’influence de la Chine et de ses styles propres d’arts martiaux.

Les origines de l’art

Le virage décisif pour les arts martiaux okinawaiens que sont le « Te » (qui deviendra le Karaté) et le « Ti-qua » (qui donnera le Kobudo) fut franchi au siècle suivant.  En effet, en 1429 intervient l’unification de l’île, sous le règne du roi Sho-Hashi (1429 – 1439). Les vieilles provinces rivales de Chuzan (devenue Nakayami), Hokuzan (Kunigami) et Nanzan (Shimajiri), rassemblées, forment un pays prospère ; les villes de Naha et Shuri des comptoirs florrissants connus dans tout le Sud-Est asiatique et jusqu’en Inde.

Un pouvoir centralisé dans un pays encore récement divisé ne peut s’accompagner que par de fortes contraintes sur la sécurité intérieure. Le roi Sho-Shin (1477 – 1526) interdit par décret toutes possessions d’armes qui seront confisquées et stockées dans les dépots royaux solidement gardés. En parallèle, les grandes familles (les « barons turbulents » de notre féodalité occidentale) sont assignées à résidence à Shuri où elles peuvent être surveillées et maîtrisées.

C’est probablement cette désicion de « police » qui va assurer le succès de méthodes alternatives, comme le « Te » (mains nues) ou le « Ti-qua« , lequelles utilisent en les détournant tous les ustensiles de la vie courante ; par exemple :

  • le , simple bâton de portage, utilisé par tous. Comme en Chine, avec le bâton « eau et feu » de la police impériale, il aurait d’abord été l’apanage des forces de police ;
  • le Tonfa ou Tonkwa, poignéee pour mouvoir la meule ou accrocher la marmite et qui s’emploie par paires.
  • le Nunchaku, fléau agricole ;
  • l’Ekwa ou Eku, la rame ;
  • le Kue ou Kua, la houe ;
  • le Kama, faucille.

Par ailleurs, un certain nombre d’autres armes, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans la pratique du Kobudo (Saï, Nunti, Timbé…), restent enseignées probablement dans le cadre de transmissions familiales. En effet, la société okinawaienne du XVème siècle est très hiérarchisée : l’aristocratie (roi, grands dignitaires ou Anji), la noblesse (Okayata, Peichin), les classes moyennes, soit 8 niveaux d’extraction guerrière (appelés plus tardivement Shizoku ou « peuple d’origine guerrière« ) puis le simple peuple (Heimin). Rappelons que dans le Japon du début de l’ére Meiji (milieu XIXème siècle ), les shizoku représentaient environ 5% de la population. Il faut donc voir l’enseignement du « Ti-qua » (l’art des ustensiles) comme une transmission locale, très cloisonnée socialement et bien évidemment soumise au secret le plus absolu.

On ne peut qu’être stupéfait ! Quelle ténacité, pour que nous parviennent, après près de cinq siècles, toutes les techniques qui forment l’essence du Kobudo. Ces hommes, qui luttèrent, années après années, avec des moyens que l’on pourrait qualifier de dérisoires s’ils n’avaient pas été poussés à ce degré de perfectionnement martial, forcent le respect et l’admiration!

Le plus dur restait à venir pour le peuple d’Okinawa. En effet le XVIIème siècle est un tournant au Japon. Les Tokugawa (à l’Est) l’emportent contre le clan des Satsuma (à l’Ouest) dirigés par la famille Shimazu. La bataille de Sekigahara, le 21 Octobre 1600, où combatit dans l’armée de l’Ouest un certain Miyamoto Musashi, est décisive. Tokugawa Leyasu, avec 80 000 hommes, l’emportent sur les 130 000 hommes de Toyotomi Hideyori. Les Satsuma, décimés mais non détruits, orientent leurs efforts vers l’étranger. Le 5 Septembre 1609, le clan envahit Okinawa avec 3000 guerriers. Dès que la capitale fut tombée, les premiers édits de Shimazu Lehisa interdisent les armes et toute pratique martiale ; le « Te » comme le « Ti-qua » sont donc hors la loi. Les envahisseurs allèrent encore plus loin, en confisquant tous les outils de fer et en démantelant les forges.

La tradition veut qu’à cette époque, il n’y eut qu’un seul couteau par village, attaché par une chaine et gardé par des samuraïs. En conséquence, le « Ti-qua » comme le « Te » se développent dans le plus grand secret, de préférence de nuit, avec transmission orale de maître à disciples (peu nombreux) ; et au risque de leur vie pour ceux qui le pratiquaient. On peut s’étonner de la passivité de la Chine, le puissant suzerain des rois d’Okinawa. Mais il faut se rappeler qu’en Chine cette époque coincide avec la fin, brutale et tumultueuse, de la dynastie Ming. La tradition de l’armée a permis aux manchous (dynastie Qing) de s’installer au pouvoir en 1664. Pendant des lustres, les Qing auront fort à faire pour mater les révoltes des fidèles aux Ming : destruction en particulier du temple de Shaolin (entre 1723 et 1736) qui fut un des piliers de la révolte et suscita l’éclosion de sociétés secrètes, mais aussi de beaucoup de légendes et de belles histoires dans le monde des arts martiaux . On peut d’ailleurs imaginer des échanges entre les okinawaiens occupés par les japonais et les chinois occupés par les manchous. Toujours est il que le « Ti-qua » et le « Te » entrent dans la clandestinité mais aussi dans sa période la plus fertile en développement de techniques et d’écoles.

Il ne faut pas s’étonner que les japonais ignorèrent tout ou presque jusqu’au début du XIXème siècle. La transmission de techniques d’armes ou d’ustensiles devaient être très dépendante de leur utilisation locale : rame pour le pêcheur, faucille et tonfa pour les paysans…

L’évolution

Les choses évoluèrent à partir de 1868 seulement. C’était le début de l’ère Menji, l’ouverture à l’étranger du Japon (dont fait partie Okinawa), la fin du Shogunat, mais aussi un nouvel édit impérial proscrivant l’ordre militaire ancien, abolissant la caste et les privilèges des samouraïs (l’interdiction de porter les sabres en 1876 provoqua leurs révoltes en 1877) et toute pratique martiale hors de l’armée.

En 1879, Okinawa devint une préfecture japonaise et comptait 350 000 habitants. Par faute d’utilité directe dans ce monde moderne brutalement imposé, les anciennes techniques martiales comme le « Ti-gua » ou le « Te » faillirent disparaître.

Heureusement, quelques précurseurs géniaux, comme Shinko Matayoshi (1888 – 1947) s’associèrent aux présentation du Karaté pour faire revivre les anciennes techniques (Ko-jutsu) qui deviendront les Ko-budo. La première démonstration officielle eut lieu en 1903.

Elle fut rapidement suivie de démonstrations au Japon et d’un succès qui ne s’est jamais démenti par la suite. Il faut cependant insister sur deux points :

  • L’association du « Te » (Karaté) et du « Ti-gua » : tous les maîtres d’alors pratiquaient en complément du « Te » ou « Tode » au moins une sinon plusieurs des armes du « Ti-gua« . Ainsi, des photos anciennes de Maître Funakoshi le montrent pratiquant le et le saï ; il était issu de la classe des Shikozu. Pour ceux qui ont lu son histoire, il avait le privilége du port du chignon, ce qui, quand il fallut le couper lui a valu la première rupture avec sa famille. L’expansion spectaculaire du Karaté dans le Japon impérialiste d’avant 39/45 entraina logiquement la connaissance du Kobudo et lui permit de survivre à l’oubli.
  • Conversion de techniques martiales (Bugei) en voie d’amélioration personnelle (Do). Ce point se révéla essentiel pour la pérénité des arts martiaux que sont le Karaté et le Kobudo. Il est aussi celui qui tenait le plus à coeur des maîtres précurseurs du début du XIXème siécle.

Pendant la seconde Guerre Mondiale, Okinawa fut entierement dévastée puis occupée par les américains. Nombre d’experts disparurent, avec eux des écoles et aussi de nombreuses techniques. La guerre de Corée, en obligeant plus de 100 000 GIs à stationner à Okinawa, entraina un engouement certain des américains pour le Karaté et le Kobudo. De cette époque datent les dernières codifications de techniques, d’écoles et de fédérations qui sont encore actives de nos jours.

Frédéric Méjias

About the author

Frédéric Méjias étudie les arts martiaux depuis 1972. Il a eu la chance de travailler avec de grands maîtres tels que Taiji Kase, Kenyu Chinen, Hiroyuki Shinkaï et Syouzou Tominaga. Il enseigne depuis 1986 le Karaté Shotokan, Kobudō d'Okinawa et Shindo Muso Ryu Jōdō.

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